Yves Lignon

Maître de Conférences au département Mathématiques de l’Université de Toulouse-Le Mirail (section Statistiques) et fondateur du Laboratoire de Parapsychologie de Toulouse, Yves Lignon s’intéresse depuis longtemps aux phénomènes dits paranormaux. Il est l’auteur de très nombreux ouvrages parmi lesquels Quand la science rencontre l’étrange et avec Jocelyn Morisson Parapsychologie : le Dossier (les 3 Orangers). Médiums : le Dossier – Les Acteurs, la Science, la Recherche est sa première publication avec Marie-Christine Lignon.

« Avec son charme et son allant de jeune femme dynamique, Maud Kristen est certainement la voyante la plus connue en France en ce début du XXIe siècle. Sur le plan qui nous intéresse, il faut ajouter qu’avec Yolande Dechâtelet elle est pratiquement la seule dans notre pays à pouvoir se targuer d’avoir passé avec succès l’épreuve du contrôle scientifique répété. Mais si Madame Dechâtelet reste une provinciale discrète59, les circonstances (en particulier télévisuelles) ont valu une réelle notoriété à sa consoeur parisienne. Nous en tenant au récit de plusieurs des réussites de cette dernière, nous n’évoquerons pas sa biographie puisque dans un livre récent60 elle a fort bien parlé elle-même de sa jeunesse, de ses débuts, de sa conception de la voyance et de son évolution intérieure. Commençons par quelque chose d’assez personnel. Peu de temps avant sa mort, à quatre vingt quatre ans, notre père et beau-père avait trouvé dans un magazine un objet publicitaire, à savoir un stylo jetable d’une marque japonaise dont le nom est, à une lettre près, identique à celui d’un journaliste de télévision très populaire chez les amateurs de livres. La forte similitude des deux consonances engendra une confusion dans la tête du nouveau détenteur de l’instrument d’écriture qui, persuadé que le cadeau venait de l’homme du petit écran et non du fabricant, s’y attacha vivement en répétant à l’envi à son fils : « Tu vois, c’est un stylo offert par Machin ». En 1994, quelques mois après son décès, Maud Kristen vint à passer à Toulouse et le fils en question se dit qu’un stylo aussi chargé affectivement constituerait un bon matériel pour un petit essai de « psychométrie », autrement dit de voyance à partir d’un objet. L’ennui est que le stylo -le vrai si l’on peut dire- ayant disparu depuis longtemps, il fallut acheter l’un de ses semblables et le « travailler » pour lui donner un aspect usagé avant de le tendre à Maud en la guidant un peu vers sa cible : » Ce stylo est lié à un souvenir important pour Yves ». Et Maud Kristen répondit la stricte vérité, qu’elle ne ressentait rien… ce qui aurait pu passer aux yeux des sceptiques pour une dérobade si elle n’avait pas ajouté dans la foulée : « Parce que ce stylo neuf n’est pas le bon ». Il n’y a là qu’une anecdocte, bien que ce genre de petite histoire retienne systématiquement l’attention des chercheurs en parapsychologie. Nous nous devons donc d’ajouter que sa visite sur les bords de la Garonne fournit à Maud Kristen l’occasion de faire mieux. Un premier tirage au sort ayant permis de choisir trois étudiants parmi huit se connaissant bien, puis un second tirage de désigner l’un des trois, elle a – ne sachant rien de ce garçon en dehors du prénom- dressé par écrit un portrait psychologique si exactement détaillé que le jury des cinq restants, s’exprimant indépendamment les uns des autres, l’a identifié à l’unanimité parmi les trois possibilités. Cette fois on peut parler de véritable test, le genre d’épreuve qui, en parapsychologie, constitue le préliminaire obligé de toute expérience approfondie.

Malheureusement, réaliser une expérimentation solide impose la mise en place d’une logistique qu’on ne peut trouver aujourd’hui qu’à l’étranger ; ce qui oblige à bondir sur une possibilité quand elle se présente. La première a été offerte par la Fondation Odier de Psycho-physique, un organisme scientifique suisse avec qui Maud Kristen a collaboré à partir de 1992 en réussissant à diverses reprises des expériences classiques telles que la description de photos placées sous enveloppes scellées ou l’annonce du résultat d’un lancer de dés effectué par un ordinateur 61. Intéressant, mais la vraie, l’énorme nouveauté se trouve ailleurs, plus précisément dans une observation effectuée par un collaborateur de la Fondation Odier, le professeur Paul-André Despland, chercheur en neurosciences à l’hôpital universitaire de Lausanne. Grâce ( !) à un appareil nommé « neuroscan », Maud Kristen s’est ainsi retrouvée, un jour de 1998, bardée de capteurs pendant une expérience de voyance. Résultat décoiffant : tandis qu’elle décrivait correctement le contenu d’enveloppes, le cerveau de la voyante procédait simultanément à des opérations qu’un cerveau ordinaire effectue successivement. Résultat qu’il faudrait exploiter en cherchant à savoir si d’autres voyants présentent une particularité comparable. On se doute que la tâche est colossale et que les moyens mêmes de la Fondation ne peuvent suffire.

La seconde opportunité s’est présentée en 2002 quand la journaliste Marie-Monique Robin62 mit en chantier le documentaire Le Sixième Sens : science et paranormal, diffusé sur Canal Plus en 2004 et sur Arte en 2006 63. Ce fut l’occasion pour Maud Kristen d’expérimenter aux U.S.A, avec Norman S. Don de l’université d’Edimbourg, avant de participer en France à une espèce de match amical l’opposant à quelqu’un que nous connaissons déjà : Jo Mc Moneagle. (voir chapitre 14). Si les tests de Chicago portèrent une fois de plus sur des images placées sous enveloppes ( et donnèrent des résultats satisfaisants après des débuts difficiles), le séjour en Ecosse fut littéralement traumatisant. Il est vrai que ce que les parapsychologues nomment expérimentation de type Ganzfeld ne ressemble en rien à une troisième mi-temps de rugby. Après un exercice de relaxation, le sujet (nous écririons presque le cobaye) s’installe seul dans un fauteuil avec le visage éclairé par une lampe rouge et portant sur les oreilles une paire d’écouteurs diffusant un « bruit blanc », c’est-à-dire un son strident et continu. Une fois placé dans ces réjouissantes conditions vous coupant du monde, il faut parler à haute voix de ce qui vous traverse la tête à propos d’un extrait de film (tiré au sort parmi cent et dont, bien sûr, vous ne savez rien) projeté sur un écran placé dans un local voisin. Si vous pensez à un cow-boy alors qu’à côté on passe un western, vous avez gagné… sous l’angle de la voyance évidemment. Et si vous dites John Wayne quand le film est La Chevauchée fantastique, c’est nettement meilleur. Pauvre Maud Kristen volontairement embarquée sur cette galère ! Elle tomba sur une séquence tirée d’une vieille histoire de science-fiction dans laquelle un monstre marin sort des abysses pour s’en prendre à un homme : non seulement elle « vit », mais mieux encore elle « vécut ». Ne se contentant pas de raconter la scène en simple témoin, elle s’identifia au personnage humain au point de pouvoir écrire : « Deux ans plus tard, je ferais encore des cauchemards dans lesquels j’étais attaquée par le monstre ». Un triomphe n’est-ce pas, mais tudieu ! qu’elles peuvent être rudes, parfois, les expériences de parapsychologie dans un laboratoire aussi bien équipé que celui d’Edimbourg.

Dernière expérience. Nous sommes à Paris par une fin d’après midi d’été. Sur le pont Alexandre III, Mario Varvoglis fait les cent pas. Qui est ce nouveau personnage ? Un parapsychologue américain de très haut niveau, ayant travaillé avec les plus grands spécialistes et maintenant établi en France. Il sert de cible ou plus exactement de partie de cible, car tous ceux qui sont concernés savent qu’il se trouve quelque part dans la capitale, mais où ? C’est la question posée en direct, nonobstant le décalage horaire, à Jo Mc Moneagle qui n’a pas quitté les Etats-Unis. Et Maud Kristen dans tout ça ? Elle se détend après avoir donné sa propre réponse… trois heures plus tôt.

Pour apprécier les résultats de cette tentative originale de remote viewing, il faut se souvenir que le pont Alexandre III enjambe la Seine en reliant le célèbre Grand Palais, sur la rive droite, à la non moins connue esplanade des Invalides, sur la rive gauche. Disposition intéressante qui permettra ultérieurement de ménager les susceptibilités à l’issue de ce match de voyance France-U.S.A., les deux concurrents ayant touché la cible chacun de leur côté, au propre comme au figuré. Maud Kristen a « vu » le Grand Palais puisqu’elle a parlé d’une énorme voûte et, surtout, très explicitement d’un bâtiment à restaurer en raison de son fort mauvais état… problème souvent traité par la presse de l’époque parce qu’urgent, la restauration étant d’ailleurs terminée aujourd’hui. Mario Varvoglis n’ayant pas prévu d’aller se promener au Stade de France, le moins qu’on puisse dire est qu’un tel coup au but satisferait beaucoup d’autres voyants et parapsychologues, mais Maud Kristen ajouta encore : « Le lieu a vu passer de très belles réceptions… Je vois de belles peintures sur les murs ». Or, qu’abrite et qu’a abrité régulièrement le Grand Palais de sa construction en 1900 à nos jours ? Des manifestations prestigieuses (Salon de l’Auto, Salon du Livre…) et de grandes expositions de peinture (on se souvient par exemple de celles consacrées à Toulouse-Lautrec ou à Francis Bacon), fréquemment inaugurées, les unes comme les autres par de hauts représentants de l’Etat avec gardes républicains en tenue de cérémonie. Ce point qui, pris isolément, ne s’applique pas qu’au Grand Palais devient significatif une fois réuni au reste. Même en jouant les avocats du diable pour dire qu’on devait pouvoir trouver alors, dans Paris, d’autres édifices en mauvais état ayant reçu robes du soir, smokings et artistes, force est de constater que Mario Varvoglis se trouvait à proximité de l’un d’entre eux et que c’est de cela que Maud Kristen a parlé.

Ajoutons brièvement, puisque ce n’est pas à lui que nous consacrons ce chapitre, que, de son côté, Jo McMoneagle s’est montré à la hauteur de sa réputation sans aller toutefois jusqu’à « traverser le fleuve pour rejoindre Maud ». Après avoir dessiné le pont (avec des détails sur les statues qui l’ornent), la voie sur berges et – en se montrant là aussi précis qu’un architecte – le fameux bâtiment Air France de l’esplanade des Invalides, il s’est posé une question : « N’y aurait-il pas là un mémorial ou un tombeau ? ». Chacun sait qu’aux Invalides on peut visiter le musée de l’Armée Française et que les cendres de Napoléon ne se trouvent pas au sommet du Mont Blanc.

Nous venons de feuilleter ce que nous pourrions appeler le dossier scientifique de Maud Kristen. Un dossier dont on ne peut prétendre ignorer le contenu si on se positionne en rationaliste intéressé par la question. Malheureusement, dans ce domaine l’absence d’a priori négatif relève plus souvent de la parole que des actes. Il est facile de comprendre que Maud ne souhaite pas franchir la porte d’un laboratoire quand on lui fait sentir qu’elle est suspecte tout en clamant le contraire. Elle a pourtant pris l’initiative de se tenir à la disposition d’un sceptique parmi les sceptiques, le Prix Nobel Georges Charpak, à qui elle a fait remettre une lettre en mains propres à la fin d’une émission de télévision il y a quelques années. L’absence de réponse donne à penser que si M.Charpak dispose de temps en abondance au moment de pourfendre (à juste titre) les charlatans et de répéter qu’en parapsychologie tout n’est que fadaises et billevesées, il lui manque les quelques heures nécessaires pour mettre la main à la pâte en réalisant, avec Maud Kristen, une véritable expérience de voyance… qui risquerait de le faire changer d’avis.

Le grand public, quant à lui, se souvient d’abord des démonstrations télévisées. L’une d’entre elles nous semble particulièrement intéressante. Elle fut réalisée en mai 2001 dans le cadre de l’émission de M6, Normal ? Paranormal ?, et pour évaluer la performance à sa juste valeur, il faut d’abord se pencher rapidement sur l’histoire des cirques parisiens.

Seul cirque en dur toujours debout à Paris, le Cirque d’Hiver, appartenant depuis 1934 à la famille Bouglione, a longtemps cohabité avec le Cirque Médrano, fondé à la Belle Epoque par le clown du même nom et dirigé ensuite par son fils Jérôme. Si les programmes du Cirque d’Hiver n’ont jamais manqué de qualité, ceux de son concurrent se caractérisaient par leur raffinement, les numéros de clowns, très souvent mis en vedette, n’ayant rien de commun avec les batailles de tartes à la crème. Proche de la Butte Montmartre, Médrano était par excellence le cirque des intellectuels, des écrivains et des peintres qu’il a d’ailleurs inspirés à de multiples reprises. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Bouglione revendiquèrent (pour diverses raisons qu’il est inutile de mentionner ici) la propriété des murs et une longue bataille juridique s’acheva par la défaite de Jérôme Médrano qui, le cœur brisé, s’en alla, sans espoir de retour, en 1963 alors que la future Maud Kristen ne fréquentait pas encore l’école maternelle. Malgré les efforts de ses nouveaux propriétaires, l’établissement périclita rapidement puis, après une transformation temporaire en théâtre et finalement en taverne bavaroise, fut rasé et remplacé par plusieurs étages d’appartements64.

Revenons maintenant au jour du tournage télévisé. Les yeux bandés, Maud Kristen est assise à l’arrière d’une voiture qui la transporte vers l’endroit dont elle devra raconter l’histoire. Trente minutes de trajet. Ascenseur. Maud pense à une femme en train de se poudrer devant une glace, l’associe à un tableau du peintre Georges Seurat (1859-1891) représentant une écuyère et à un lieu de spectacle sans aller plus loin. Arrivée dans un salon assez banal aux volets fermés. On enlève le bandeau. Maud Kristen prend un jeu de tarot qui va lui servir de pendule de radiesthésiste puis, d’un seul coup :

Il y a quelque chose de théâtral dans ce que je ressens, une vibration de spectacle, de théâtre festif et très rétro… Les images que j’ai, c’est du velours rouge, c’est les gens qui applaudissent, c’est du rire et à la fois il y a quelque chose d’un peu tragique, c’est probablement une histoire de théâtre qui ne s’est pas bien finie… J’ai comme une sensation de quelqu’un de meurtri, quelqu’un de bien, avec du talent et de la sensibilité, mais qui a terminé, meurtri, très meurtri.

Un bon quart d’heure passe. Eudes Semeria, l’un des responsables de l’émission, tend à Maud Kristen un petit bloc de plâtre, vestige de la construction qui a précédé l’immeuble dans lequel elle se trouve.

C’est complètement dans les paillettes, un endroit très animé. Le lieu a dû rester fermé, il a été l’objet de discordes… J’ai vraiment une sensation de scène, comme un hémicycle… Il devait y avoir un dôme ou une coupole. Il y a une histoire de cirque, la coupole c’est comme un cirque… le rond ce n’est pas un hémicycle, c’est une piste. C’est un cirque65.

Pas besoin d’être voyant pour savoir à quelle adresse s’est déroulé le tournage et pourquoi nous avons raconté l’histoire de Médrano. Maud Kristen se trouvait boulevard Rochechouart, non loin de la basilique du Sacré-Cœur, là où rôdait le jeune Picasso avant de peindre des portraits de saltimbanques à la tonalité bleue, là où durant les Années Folles, Jean Cocteau applaudissait les Fratellini. Et elle a prononcé le mot cirque. Ne nous attardons pas à discuter l’hypothèse du trucage. Elle existe en deux versions. La première, qui implique la complicité au moins partielle de l’équipe de télévision, relève au minimum du procès d’intention, au pire de la diffamation. La seconde suppose qu’un groupe de comparses suivait l’automobile transportant Maud et communiquait avec elle par l’intermédiaire d’un récepteur-radio miniaturisé implanté dans une dent. Comme ces acolytes ne savaient pas eux-mêmes où ils allaient, ils auraient dû, pour se montrer quelque peu utiles, avoir par avance réponse à tout ; autrement dit connaître par le menu l’histoire de Paris, rue par rue…

N’en jetons plus. Le ridicule ne tue pas, on le vérifie facilement en constatant que certains sceptiques demeurent toujours aussi bavards. »

59 – Voir Jocelyn Morisson : La voyante et les scientifiques (Les 3 Orangers, 2005) 60 -Ma vie et l’invisible (Presses du Châtelet, 2007) 61 -Voir Marcel Odier : Phénomènes insolites (Favre, 2006) 62- Lauréate, en 1995, du Prix Albert Londres, l’une des plus hautes distinctions professionnelles. 63- Signé par Marie-Monique Robin et Mario Varvoglis, un beau livre portant le même titre a été publié par les Ed. du Chêne en 2003. 64- En 1970, Federico Fellini a consacré une séquence de son film : Les Clowns à la triste fin de Médrano 65- Pour un compte rendu détaillé voir Ma vie et l’invisible, op.cité.

Marie-Christine & Yves Lignon, extrait de Médiums Le Dossier, Les Acteurs-La Science-La Recherche, Editions Les 3 Orangers, 2008.